Chers frères et sœurs,
Quand on est petit, on assiste parfois aux débats politiques des adultes, sans
forcément tout comprendre. Pendant ce temps-là, on continue à jouer ou à manger
sagement.
Moi je me souviens de mon grand-père. Il était boulanger et comme dans l’Évangile,
il avait des ouvriers. Et il disait qu’il aurait trouvé juste qu’un ouvrier soit payé à la
pièce, plutôt qu’avec un salaire fixe, qu’il soit payé selon le nombre de pains
effectivement produits.
Du coup, je me dis que mon grand-père ne devait pas trouver très juste cette parabole
des ouvriers de la dernière heure. Quand je le reverrai dans la vie éternelle, je lui
poserai la question…
En fait, je crois que mon grand-père avait simplement une haute idée du mérite. Celui
qui travaille dur et bien mérite d’en être récompensé, par rapport à celui qui travaille
moins ou moins bien.
Ça se discute, mais c’est vrai que le mérite est une belle qualité. Le souci, c’est quand
elle mène à une vision trop comptable des choses, comme on le voit dans l’Évangile.
Le maître de la vigne lui, ne paye pas en fonction de la quantité de travail fourni, il
ne paye pas à la pièce. Il ne donne même pas un salaire horaire. Lui, il donne la même
chose à tout le monde, quel que soit le temps travaillé ou la qualité du travail fourni.
Vous imaginez un patron qui ferait comme ça dans la vraie vie ? Il mettrait vite la
clef sous la porte… beaucoup viendraient embaucher seulement pour la dernière
heure de la journée, et hop !
Donc Dieu ne raisonne pas selon notre mérite. Pour lui, ce n’est pas parce que je fais
beaucoup que j’aurai plus que celui qui fait peu. Ce n’est pas parce que je suis engagé
à fond pour les autres ou pour l’Église que le Seigneur m’offrira une vie plus facile.
Et ça, ça peut nous choquer.
Pourquoi untel, qui a toujours été exemplaire, est fauché par la maladie ?
Pourquoi untel, qui se donne tellement pour les autres, ne reçoit jamais aucune
reconnaissance ?
Pourquoi untel qui est une crapule, lui, a la vie belle ?
Pour comprendre la logique de Dieu, il me semble que nous pouvons regarder deux
éléments dans l’Évangile : l’argent et la justice.
L’argent d’abord, qui devrait être la contrepartie du mérite. Je travaille, on me paye.
Sauf que nous ne sommes pas les salariés de Dieu. La vie ne fonctionne pas comme
une rétribution. Dieu ne nous rétribue pas.
Dans cette parabole, Jésus nous choque pour mieux nous inviter à regarder ce qu’il
nous offre. Il ne nous offre aucun salaire, aucune rétribution. En cette vie, Dieu ne
distribue ni salaires ni diplômes.
Dieu nous offre l’amour, le pardon des péchés, le Salut, la vie éternelle. Or tout cela
n’a pas de prix et n’est pas divisible. Dieu est amour or on n’aime pas à moitié. Dieu
est miséricorde, or on ne pardonne pas à moitié. Dieu est la vie, or on ne vit pas à
moitié. Quand Dieu donne, il se donne, et il le fait totalement. Il ne peut pas être
question de quantité dans ce que Dieu donne puisqu’il se donne.
Regardez Jésus : il nous a offert sa vie. Il n’est mort ni à moitié ni pour quelques-
uns. Dieu se donne totalement à tous.
Et puis, l’Évangile nous renvoie à la question de la justice. Dieu nous donne sa vie,
d’accord, mais alors pourquoi la qualité de vie de certains est moindre que celle
d’autres ? Pourquoi ce sont en général ceux qui sont déjà pauvres qui subissent en
plus les guerres ou les catastrophes naturelles ?
Et bien là encore, quand nous posons ces questions nous pensons en termes de mérite.
Là encore, nous sommes tentés de faire les comptes, de comptabiliser les souffrances,
les malheurs, comme les ouvriers de la vigne comptent les heures de travail. Or nous
venons de le voir, cette logique ne peut pas être celle de Dieu. Dans le Royaume,
quand nous serons libérés de la corruption du péché et de la mort, Dieu rétablira toute
justice. Mais en attendant, Dieu n’est pas un distributeur de bénédictions et de
malédictions.
Frères et sœurs, cette parabole dérange. Elle nous déplace peut-être notre
compréhension de Dieu.
Non, Dieu ne veut pas les épreuves. Non, Dieu ne veut pas la croix pour son Fils.
Mais Dieu assume notre péché en souffrant avec nous dans les épreuves.
Dieu aime, il aime infiniment son serviteur souffrant. Plus encore, dans la souffrance
il ouvre des portes. Du mal, Dieu sait faire naître du bien, faire naître de la vie, si
nous y contribuons. De la passion et de la croix, Dieu ouvre la porte de la
résurrection.
Frères et sœurs, je vous propose que chacun prenne quelques instants maintenant
pour faire mémoire d’un moment dans sa vie, faire mémoire d’une épreuve, dans
laquelle il a pu observer, avec le recul, peut-être longtemps après, que Dieu était là,
et qu’il a su, de cette épreuve, tirer du bien. Amen
Père Louis Chasseriau